Tombelène/Tombelaine : culte de Koridwen

Source : Extrait du livre : Les grandes légendes de France – Edouard Schuré – page 149

Légende
Sur l’ilot, au milieu d’un cercle de pierres, se mouvaient en ronde, torches en main, les neuf Sènes (druidesses).
Elles étaient vêtues de tuniques noires, bras et jambes nus, les unes avec des faucilles d’or au flanc, les autres avec des carquois d’or remplis de flèches sur les épaules, toutes couronnées de verveine.

Elles tournaient autour d’un feu surmonté d’un vase de cuivre (chaudron ?) où écumait l’eau, et y jetaient des herbes et des fleurs. Dans ce vase, elles élaboraient leurs philtres et invoquaient Koridwen, avec des interjections courtes et haletantes.

Quelquefois donc, au milieu de leurs cérémonies, les prêtresses voyaient s’avancer dans leur cercle un guerrier au casque coiffé d’ailes d’aigle, son épaisse chevelure d’une teinte enflammée roulant en grosses tresses sur son dos, le regard fier, le bouclier quadrangulaire et l’épée à la main :

« Par Bel-Héol aux cheveux de flamme, qui réchauffe le coeur de l’homme, je demande asile aux prophétesses. pour savoir ma destinée de l’une de vous, je donne ma vie en gage. Je la jette comme ce bouclier et cette épée dans le cercle des dieux ! « 

Affolées de stupeur et ramassées en un groupe, les Sènes écoutaient ce défi ; puis, avec un cri sauvage, une clameur stridente, elles se jetaient sur l’audacieux. Il se laissait faire en riant. En un instant, il était désarmé, terrassé, lié par les 9 femmes changées en Furies :

« Que la plus jeune face le sacrifice à Koridwen,  » disait la plus âgée des druidesses ».

Car la loi des Sènes voulait que le profanateur mourût sur-le-champ. Dédaigneux, il chantait en les bravant :

Par Bel-Héol, frappez… je ne vous crains pas ! Frappez le fils du soleil, filles de la lune…, prétresses de la nuit. Frappez ! Et libre je partirai pour le grand voyage.

Ma langue dira mon chant de mort au milieu du cercle de pierres ; mon sang coulera dans la corne d’or, sous la main de la femme. Avance, … la corne d’or dans ta main… la main sur le couteau… le couteau sur la tête ! « 

Et le couteau brillait dans la main d’une femme échevelée sur ce beau corps palpitant, garroté sur le roc. Mais quelquefois, le regard farouche de la druidesse, fascinée par celui de sa victime, se troublait d’un vertige inconnus ; son bras se glaçait ; le couteau tombait de sa main.

Dans son oeil hagard, une immense pitié succédait à la fureur sacrée. Alors, malheur à elle, la sacrificatrice devenait la victime. L’homme avait vaincu.

Livrée au vainqueur, la druidesse devait mourir à sa place. Ses compagnes poussaient un cri d’horreur, une malédiction terrible. Elles jetaient sur l’abandonnée l’ache et la cendre en détournant la tête. Puis, elle s’enfuyaient à la hâte sur leurs barques, rapides comme des mouettes saisies d’épouvante, en jetant dans la nuit des notes aiguës avec l’écume de leurs rames.

Amour , A mort

Et pour 3 jours, l’île de la Mort devenait l’île de l’Amour !
3 jours, 3 nuits de grâce, 3 sourires de lune nuptiale et funèbre, voilà ce que les Sènes implacables accordaient à leur soeur maudite et condamnée.

Libre au vainqueur d’effeuiller sa couronne de verveine, d’arracher tout ce qu’il pouvait au coeur de la druidesse, domptée par l’amour et vouée au suicide ou au supplice.

Plein de stupeur et d’un effroi sacré, il contemplait cette fiancée muette, assise au bord de sa tombe. Grâce redoutable, amère volupté que lui accordait Koridwen, la déesse de la nuit. Dans quel abandonnement de tout son être et de sa couronne défaite, il la voyait choir jusqu’au fond de l’abîme, d’où elle rebondissait avec des étonnements, des joies, des sursauts, et les affolements de la mort imminente.

Ah ! Les guirlandes d’églantine effeuillées dans la grotte basse, mouillée des flots, les longues étreintes, les baisers, les murmures entrecoupés par le battement rythmique de la vague !

Souvent, elle l’interrompait au milieu des plus fous transports :« tais-toi, et laisse moi écouter… Je sais ce que murmure la pointe des arbres et quels sont les divins souffles qui parlent dans les troncs. Je veux te dire ce que m’ont dit de toi les génies, pendant que je dormais là-bas, dans la forêt, sous les bouleaux, où gémissent les harpes suspendues dans les branches. « 

Et elle disposait par terre, toutes sortes de rameaux d’arbres noués avec des feuilles de chênes. Elle formait ainsi des Runes (lettres magiques). Et d’après ces signes amoureusement entrelacés, elle prédisait au chef les jours, les batailles, la destinée inévitable, le trépas heureux et prompt où la dure vieillesse et l’esclavage abhorré.

La nuit, avec de grands frissons, elle s’échappait de ses bras et courrait au sommet de l’îlot inondé de la clarté lunaire. Là, avec des gestes austères et chastes, elle invoquait pour lui les grands ancêtres des Gaëls et des Kymris ; Ogham, Gwyd et Teulad. Puis, excitée par l’odeur de la verveine froissée, elle entrait en délire.

Alors le Gaulois accroupi sur la roche sentait avec épouvante et stupeur que le monde des ombres lui disputait déjà cette femme qu’il pressait tout à l’heure dans ses bras chauds et puissants. Car tandis que le nimbe lunaire semblait descendre sur l’île et qu’une brume l’enveloppait, il comprenait aux mouvements de la druidesse, à ses cris d’effroi, à ses interjections suppliantes, qu’elle s’entretenait avec des fantômes invisibles pour lui, mais que les yeux grands ouverts de la Sène, voyaient glisser dans la brume.

Ah ! Koridwen se vengeait, lui reprenait sa proie.
Fou de désir, d’inquiétude, de compassion, il arrachait la prophétesse à son délire et l’entraînait dans la grotte profonde.
Là, sur le lit de feuilles de chênes frais et de bouleau parfumé, après les larmes délicieuses, lentement versées et longuement bues, elle l’étonnait bien d’avantage, en lui confiance les grands secrets de la sagesse des druides. Elle devanait plus belle et presque terrible, ses yeux le transperçaient comme deux poignards, quand elle lui révélait les 3 cercles de l’existence :

« Annoufen , l’abîme ténébreux d’où sort toute vie ;
Kilk y Abred, où les âmes émigrent de corps en corps ;
Kilk y Gwynfyd, le ciel radieux où règne le bonheur, où l’âme recouvre sa mémoire primordiale, où elle retrouve son Awen, son génie primitif »;

Alors, elle disait de ces choses étranges et inquiétantes qui, 8 siècles plus tard, tombaient encore des lèvres du vieux Taliésinn et faisaient faire des signes de croix aux moines hibernais dans le couvent de Saint-Gildas :

La mort est le milieu d’une longue vie. Gwyd, le grand Voyant, m’a poussée hors de la nuit primitive avec la pointe d’un bouleau ; j’ai été marqué du signe d’une étoile par le sage des sages, dans le monde primitif où j’ai reçu l’existence.

« Goutte d’eau, j’ai joué dans la nuit;
Feu, j’ai dormi dans l’aurore ;
J’ai été primevère dans la prairie, serpent tacheté de la montagne, oiseau de la forêt.
J’ai transmigré, sur la terre, avant de devenir voyante.
J’ai transmigré, j’ai dormi dans cent îles ; dans cent villes j’ai demeuré.
Écoute les prophéties ; ce qui doit être sera ».

Et la troisième nuit, elle devenait sérieuse, impassible, visionnaire sous l’étreinte. Son âme déjà semblait absente. A la première lueur de l’aube, la druidesse elle-même pressait le départ du guerrier. Gravement, elle-même attachait à son cou, comme un talisman, le collier de coquilles consacrées. Elle-même allumait une torche de résine et la fixait à la barque longue et mince, creusée dans le tronc d’arbre, qui devait emporter le héros.

Cette torche signifiait l’âme de la druidesse malheureuse, qui, chassée du sanctuaire de Bel-Héol, en proie aux tempêtes de la terre, devait, après les temps révolus, guider par delà l’océan le chef qu’elle avait aimé ! Redevenue la prophétesse inabordable, la mort solennelle dans les yeux, elle-même conduisait comme dans un rêve son époux dans la barque, et puis, poussant un cri terrible, la lançait sur les flots.

Alors, le rameur emporté par le flux, était poursuivi par un chant doux et sauvage qui venait du rivage de l’île :

« Prends garde ! Tu m’as possédée vivante ; morte, je te possèderai et ne te quitterai plus ! Je serai dans l’orage, je serai dans la brise. Je vibrerai dans le rayon de lune, je palpiterai dans les ténèbres ! Fils de Bel-Héol, par Koridwen, je prends possession de toi ! … Souviens-toi des prophéties ! Tu me verras dans la barque du départ… Ce qui doit être sera… »

Et la druidesse, assise sur son rocher, ne voyait plus qu’une torche dansant sur les flots. Image de sa propre âme qui fuyait hors d’elle-même. Quand le flambeau avait disparu, elle vidait une coupe remplie du suc empoisonné de l’if mêlé de belladone. Aussitôt, un sommeil lourd engourdissait ses membres, et d’épaisses ténèbres recouvraient pour toujours les yeux de la voyante.

Lorsqu’au matin les Sènes, les rameuses jalouses accouraient sur leurs barques, elles ne trouvaient plus qu’un cadavre déjà glacé par la torpeur de la mort et la rosée du matin.

Fin

— Mont saint-Michel et Tom Bélen —

Aujourd’hui, Tombelène n’est plus qu’un îlot aride, élevé à 40m au-dessus de la grève. Il a pour base des rochers abrupts dont les crêtes percent au sommet le sol sablonneux. On y vois quelques pans de murailles en ruine et une grotte naturelle au midi.

Quand les chrétiens baptisèrent le Tom Bélen du nom de Saint-Michel, la pauvre île délaissée hérita de ce nom. Est-ce le vague souvenir des scènes étranges et sauvages des temps druidiques, transmis et travesti d’âge en âge ?

Est-ce une fatalité attachée à ce lieu ? Est-ce le simple effet de sa mélancolie naturelle ? Toujours de tristes légendes y ont flotté. Les trouvères du moyen âge prétendirent que la nièce du roi de Bretagne (Hoël) avait été enfermée là par un géant et y était mort « dolente de grande doulour ». Ils disaient qu’on entendait autour de l’îlot, grands pleurs, grands soupirs et grands cris.

Plus tard, les paysans de la côte racontèrent qu’une jeune fille du nom d’Hélène, n’ayant pu suivre Montgommery (son amant qui allait avec le duc Guillaume conquérir l’Angleterre) se laissa trépasser là quand elle eut perdu de vue, dans la vapeur de l’océan, le vaisseau qui emportait sa vie.

D’où viennent ces bizarres traditions répétant toujours un fait analogue ? D’où vient enfin cet usage singulier qui subsistait parmi les pêcheurs normands il y a une trentaine d’années ?

Lorsqu’on lançait une barque à la mer, on allumait une chandelle à la poupe et les pêcheurs chantaient :

La chandelle de Dieu est allumée,
Au saint Nom de Dieu soit alizée,
Au profit du maître et de l’équipage.
Bon temps, bon vent pour conduire la barque,
Si Dieu plaît ! Si Dieu plait !

« La chandelle de Dieu » est une survivance du flambeau de Bélen qui brûlait dans les fêtes druidiques. En elle, brille encore (inconscient) le symbole des âmes inextinguibles tordues par le vent sur la barque du destin, et vacille un pâle, un dernier ressouvenir de la druidesse mourante (et oubliée).


Publié par KevinPinton

Auteur - "L'encre du coeur" https://www.instagram.com/kevinpinton/

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